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Rencontre Sophie Binet et Camille Etienne militante écologiste (2)

publié le 18/04/2024 à 10:34, modifié le 29/05/2024 à 13:42

Sophie Binet et Camille Étienne : une rencontre inédite et un appel commun sur les polluants éternels.

L'Humanité 2 avril 2024

L’une est en vert, l’autre en rouge. Presque un cliché. La première est l’activiste écologiste la plus influente de sa génération, la seconde est secrétaire générale de la CGT depuis un an. Camille Étienne et Sophie Binet ne s’étaient jamais rencontrées.

L’Humanité a forcé le destin pour les faire dialoguer sur l’artificielle opposition, entretenue par le capital, entre emplois et écologie. Avec un cas d’école : les polluants éternels (aussi appelés Pfas). Des molécules présentes partout, des emballages alimentaires aux poêles, en passant par les cosmétiques ou les lentilles de contacts. Et même nos corps, l’eau et la terre ; 99 % de la population serait contaminée par ces Pfas potentiellement cancérogènes.

Leur quasi-interdiction sera débattue, ce jeudi 4 avril, à l’Assemblée nationale, à l’occasion d’une proposition de loi écologiste. Les deux femmes convergent pour demander le bannissement des Pfas afin de protéger la nature et la santé des travailleurs et des consommateurs. Comme quoi, vert et rouge peuvent se marier.

Avec les Pfas, sommes-nous devant l’un des plus grands scandales sanitaires à la croisée des problématiques écologique et industrielle ?

Camille Étienne : Non seulement c’est ce que je pense, mais il y a un consensus scientifique : 99 % de la population est contaminée. Très rapidement, les industriels ont su leur potentielle toxicité en testant leurs ouvriers, notamment concernant les cancers. Ils sont allés jusqu’à refuser de donner leurs analyses de sang aux salariés pour le cacher.

Ce sujet est au cœur de l’alliance entre écologistes et travailleurs. Pour le documentaire Toxic Bodies 1, j’ai rencontré des salariés dont le taux de Pfas était jusqu’à 700 fois supérieur à la norme ! Mais les usines leur disent qu’il ne faut pas les interdire pour conserver l’emploi.

Sophie Binet : Difficile de dire s’il s’agit de l’un des plus grands scandales car il y en a tant ! Le silence politique et médiatique sur cette question est assourdissant : ce n’est pas un sujet de niche. Se répète le schéma observé sur l’affaire de l’amiante, que la France a reconnu très tard comme toxique. Avec les conséquences que l’on sait sur la santé.

Le 4 avril, l’Assemblée nationale doit se prononcer sur la quasi-interdiction de ces polluants éternels, grâce à une proposition de loi écologiste. La soutenez-vous ?

Sophie Binet : Bien sûr, il faut les bannir, mais en s’assurant qu’il n’y ait pas de conséquence sociale pour les travailleuses et les travailleurs. Encore une fois, on nous rejoue le coup de l’amiante, lorsqu’on nous prédisait une catastrophe industrielle si elle était interdite. On a trouvé des alternatives. Remettons les choses à l’endroit : les besoins humains et la planète doivent primer sur les intérêts économiques et financiers.

Camille Étienne : Je suis effaré de voir que Tefal, qui utilise ces molécules dans ses poêles, fasse tout pour mettre en doute une vérité scientifique auprès de ses salariés. Encore plus fou : un mail a été envoyé aux salariés pour leur dire que si le texte passait, ils perdraient leur job. Ils sont donc invités à aller manifester, devant l’Assemblée nationale, grâce à des bus affrétés par l’entreprise lors d’un jour qui leur est payé. C’est ce que j’appelle du chantage à l’emploi.

Mais les Français auront toujours besoin de poêles. Elles peuvent être en Inox, comme celles qu’utilisent ma mère et ma grand-mère depuis des décennies. On y a survécu ! C’est un terrible cynisme que de dire à ces gens d’aller travailler dans des endroits qui les rendent malades. L’interdiction des Pfas adviendra au plus tard dans quelques années, c’est le sens de l’histoire. Alors, anticipons et faisons de la France un pays pionnier, par exemple, sur l’Inox.

Sophie Binet : Le court-termisme des logiques financières nous empêche d’anticiper. Faute d’investissements, les industriels nous mettent au pied du mur : soit l’usine ferme, soit on continue à polluer. Pour s’exonérer, le capital et la finance mettent systématiquement en opposition social et écologie.

On l’a vu lors de la crise des agriculteurs, ils ont accusé les normes environnementales pour permettre à l’agro-industrie de sauver ses marges au lieu de parler des revenus. C’est la même histoire ici. Pour ne pas transformer le modèle industriel, ils font du chantage à l’emploi. Mais nous refusons de choisir entre travailler et notre santé.

Ensemble, nous pouvons être puissants face à ceux qui tentent de diviser pour mieux régner.”

Camille Etienne, activiste écologiste

Qu’attendez-vous des syndicats, et particulièrement de la CGT ?

Camille Étienne : Des mobilisations locales existent déjà. La CGT a déjà pris position concernant les sites de la vallée de la chimie, à côté de Lyon, grâce au travail de journalistes d’investigation. Tout le monde a pu se rendre compte des niveaux de contamination. Mais les jours à venir sont décisifs pour saper le récit des industriels. Ensemble, nous pouvons être puissants face à ceux qui tentent de diviser pour mieux régner.

La médiatisation est une arme efficace et, de plus en plus, la justice devient une alliée. C’est un immense changement dans l’histoire des luttes ouvrières.”

Sophie Binet, Secrétaire générale de la CGT

Écologistes et syndicats peuvent donc être alliés…

Sophie Binet : Oui, pourquoi les opposer ? Les syndicats peuvent aussi être écolos. Mais il y a une double difficulté à dépasser pour travailler ensemble. Nous concernant, il faut arrêter de considérer la question environnementale comme un objet extérieur. Nous avons eu la même stratégie avec l’égalité femmes-hommes.

La CGT a lancé un plan d’action syndical sur l’environnement afin que nous travaillions, au quotidien, sur ce sujet comme sur l’emploi et les salaires. Aussi, nous organisons des états généraux pour l’industrie et l’environnement, le 28 mai. Même s’il y a eu des évolutions très positives en la matière, l’autre difficulté se trouve du côté de certains mouvements écologistes : on ne peut pas penser les thématiques environnementales en dehors de l’entreprise.

En Allemagne, les activistes ont organisé des actions très fortes contre les mines de charbon, mais cela s’est fait en opposition frontale avec les syndicats de mineurs. C’est une catastrophe puisque c’est précisément ce que souhaite le capital. Il faut pousser les discussions sur l’industrie car certains écolos donnent le sentiment de croire que la transition énergétique peut se régler avec une éolienne et un panneau solaire sur le toit de chacun.

Je caricature volontairement mais, dans la bouche de certains dirigeants écolos, le mot « industrie » sonne comme un gros mot. Pour changer en profondeur nos modes de consommation, nous avons besoin de l’industrie qui, bien qu’il faille limiter son impact environnemental, pollue.

Camille Étienne : Il va falloir réindustrialiser. Je me bats pour supprimer la niche fiscale sur le kérosène, pour financer le train, notamment pour les plus précaires. Mais nous devrons être capables de produire du rail. Contrairement à ce qui peut être dit parfois, nous ne sommes pas contre les travailleurs : on aura besoin de bras pour la transition.

Mais il faudra questionner démocratiquement l’implantation d’usines à l’échelle locale : comment un site industriel peut-il mieux s’intégrer dans un territoire ? Nous devons aussi réfléchir à ceux qui vivent aujourd’hui près de ces usines où sont utilisées ces substances nocives, les Pfas.

Ils ne veulent pas que leurs enfants grandissent ici, ils se savent contaminés mais ils ne veulent pas trop que ça se sache. Car comment peuvent-ils partir si leur maison ne vaut plus rien ? Il faut mettre en place un principe de pollueur-payeur. Les entreprises vont devoir payer la dépollution de l’eau et des sols ainsi que prendre à leur charge les frais médicaux.

Sophie Binet : Pour l’instant, ils nous font payer les conséquences sociales et se défaussent sur les pouvoirs publics. Ce n’est plus possible.

Comment créer un rapport de force suffisant pour un enjeu certes très important mais technique et peu connu ?

Sophie Binet : La médiatisation est une arme efficace et, de plus en plus, la justice devient une alliée. C’est un immense changement dans l’histoire des luttes ouvrières. Mais le premier moyen reste de parler et travailler ensemble pour construire des stratégies et dépasser les contradictions.

Ces alliances se construisent par le bas. Pourquoi en est-on là aujourd’hui ? Parce que le capital est fondamentalement cupide. Et, il faut le dire : il y a un manque de courage politique généralisé sur la question environnementale alors qu’elle exige de la transparence et de l’anticipation. Prenons l’automobile, secteur dans lequel 40 000 emplois vont être supprimés d’ici trois ans, notamment à cause des délocalisations des constructeurs. Tout cela se fait à bas bruit et c’est nous qui payons les conséquences sociales.

Nous revendiquons des droits supplémentaires au travail. Plus que jamais une sécurité sociale et professionnelle est nécessaire pour sécuriser l’emploi et les garanties collectives des salariés confrontés à la nécessité de transformer leur outil productif. C’est comme cela que l’on met en échec les stratégies de chantage à l’emploi déployées par le capital !

Comme pour la centrale à charbon de Gardanne où la CGT, après une lutte exemplaire, a gagné le fait que les ouvriers soient en contrat de sécurisation professionnelle avec une formation pendant que la centrale est transformée pour être décarbonée.

L’interdiction de produits chimiques comme les polluants éternels suppose des changements dans nos modes de vie. Pensez-vous que nous devrions revoir l’utilité de beaucoup de nos usages ?

Camille Étienne : Ce sont des changements qui me semblent relativement acceptables. On pourrait accepter une baisse très faible de performance pour des imperméables de pluie, par exemple. Qu’est-ce qui est le plus grave : entre être un petit peu plus mouillé ou développer un cancer ? Un enfant de 4 ans pourrait répondre. Les citoyens sont prêts à accepter des changements à condition d’être informés.

Un dicton dit qu’on met 90 jours pour mettre une substance sur le marché et 20 ans pour la retirer. Aujourd’hui, la charge de la preuve pèse sur nous. Mais il est fou de se dire que les fabricants peuvent mettre sur le marché des produits qu’ils savent nocifs en se cachant derrière le secret industriel. Ils devraient avoir à prouver que telle ou telle substance n’est pas dangereuse pour la santé, avant la mise sur le marché.

Peut-on oser rêver d’un monde sans polluants éternels ?

Camille Étienne : Je me suis fait tester concernant 12 des 14 000 substances Pfas connues et je suis déjà contaminée par deux. Elles sont là pour toujours. Le Centre international de recherche sur le cancer a classé certaines Pfas comme cancérogènes. C’est peut-être le seul héritage que nous laisserons aux générations futures. Et il y a, je crois, plus beau à faire.

Sophie Binet : Il y a des raisons d’être optimiste devant cette lucidité nouvelle et les convergences qu’elle crée. C’est d’ailleurs pour cela que les rapports de classes se durcissent. Les combats sociaux et environnementaux dérangent profondément le capital, d’où la répression.

La crise environnementale est une nouvelle démonstration de la nécessité d’une rupture profonde avec les logiques capitalistes. Il ne faut donc pas avoir peur de nous saisir des questions environnementales mais, au contraire, nous en servir comme point d’appui dans nos luttes !

 

 

Sophie Binet et Camille Etienne L’Humanité 2 avril 2024

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